Ils l’appelaient « la dame de fer aux yeux doux ». Quand Bintou Keita a posé ses valises à Kinshasa en mars 2021, nommée par António Guterres pour piloter la plus grande et la plus complexe mission de paix des Nations unies, beaucoup ont douté. Une Guinéenne, experte des crises humanitaires, à la tête de la MONUSCO en République démocratique du Congo ? Cinq ans plus tard, à l’heure de son départ anticipé fin novembre 2025, son empreinte reste indélébile.
Ce vendredi 28 novembre, dans le bureau feutré de la ministre des Affaires étrangères congolaise, Thérèse Kayikwamba Wagner, l’atmosphère est empreinte d’une étrange dualité. On se dit au revoir, mais on insiste : « Je ne dis pas au revoir. » Parce que les Nations unies, elles, restent. Bintou Keita, accompagnée de ses adjoints Bruno Le Marquis et Viviane Van Deperre, transmet le flambeau. Avec humilité, et une pointe de regret.
« Très clairement, je ne peux pas dire que tout a été fait à 100 %, puisqu’il y a encore beaucoup de situations de souffrance de la population, et moi, ça me touche énormément », avoue-t-elle, la voix voilée d’une émotion rare chez une diplomate aguerrie.
Un parcours taillé pour l’impossible
Son arrivée en 2021 n’était pas un hasard. Bintou Keita n’était pas une novice. Avant la RDC, elle avait dirigé les opérations de maintien de la paix au Département des affaires politiques de l’ONU, après avoir été secrétaire générale adjointe aux affaires humanitaires. Elle connaissait les couloirs de New York, mais aussi le terrain africain. En succédant à l’Algérienne Leila Zerrougui, elle devenait la deuxième femme – et la première originaire d’Afrique subsaharienne – à commander la MONUSCO.
Sa mission ? Stabiliser un pays en guerre permanente dans l’Est, protéger les civils, soutenir des élections crédibles et superviser le retrait progressif d’une mission controversée. Une équation presque impossible.
2023 : l’exploit électoral
Son plus grand accomplissement restera sans doute l’organisation des élections de décembre 2023. Dans un pays aussi vaste que l’Europe de l’Ouest, avec des infrastructures défaillantes et des zones en conflit, elle a orchestré un ballet logistique titanesque. Sous sa direction, la MONUSCO a transporté plus de 250 tonnes de matériel électoral à travers jungles, rivières et territoires contestés.
« Nous avons veillé à ce que chaque bureau de vote, même le plus isolé, reçoive le nécessaire », rappelle-t-elle. Le scrutin s’est tenu, globalement apaisé. Un succès stratégique qui a renforcé la légitimité des institutions congolaises.
Sur la ligne de front humanitaire
Mais le cœur de son mandat a toujours battu à l’Est, dans le Nord-Kivu et l’Ituri, où les groupes armés continuaient de semer la terreur. « Nous nous sommes retirés dans le Kasaï, Tanganyika et Sud-Kivu, mais nous sommes restés là où les civils étaient le plus en danger », explique-t-elle.
Sous son commandement, la MONUSCO a sauvé des centaines de vies au quotidien – par des patrouilles, des évacuations médicales, la protection des sites de déplacés. « La MONUSCO continue de sauver des vies, chaque jour », insiste-t-elle, réfutant implicitement les critiques sur l’efficacité de la mission.
Le défi du retrait et l’héritage
Son départ anticipé, elle l’a choisi. Pas de procédure disciplinaire, pas d’enquête interne – simplement une décision personnelle, alors que son mandat devait s’achever en février 2026. Elle laisse derrière elle une mission en transition, avec un retrait en cours mais toujours des zones de tempête.
« Nous avons encore des problèmes avec des groupes armés qui ne sont pas encore désarmés et démobilisés. C’est parmi les défis », reconnaît-elle.
Son dernier message est un appel à la responsabilité collective. « Faites en sorte que la paix s’installe définitivement pour que le pays puisse se développer. » Elle espère aussi beaucoup du siège de la RDC au Conseil de sécurité à partir de janvier 2026, un levier pour soutenir la mission qui reste.
Avant de prendre son vol, Bintou Keita laisse une MONUSCO dirigée conjointement par ses deux adjoints, en attente d’un successeur. Elle retourne à la vie civile, peut-être à la retraite, après une carrière marathon au service de la paix.
Son bilan ? Mixte, comme tout bilan dans l’enfer congolais. Des vies sauvées, des élections tenues, une mission recentrée. Mais aussi des souffrances qui persistent, des conflits non résolus, une paix encore fragile.
Elle part sans fanfare, avec la modestie de celles qui savent que la paix ne se décrète pas, mais se construit, jour après jour, souvent dans l’ombre. La « dame de fer aux yeux doux » laisse une trace : celle d’une femme qui a tenu bon, dans la tempête, jusqu’au bout.
